mercredi 29 octobre 2014

Construire la fiction, Interview avec Françoise-Claire Prodhon

Michael Roy - Construire la fiction…


Interview avec Françoise-Claire Prodhon



Pour sa troisième exposition personnelle à la galerie Alain Gutharc, Michaël Roy présente « Edge of darkness », une nouvelle suite d’œuvres qui sont autant d’éléments de fabrication d’un film jamais réalisé. Conversation avec l’artiste…


J’aimerais que nous revenions sur l’idée première de cette exposition…

Michaël Roy : Il est question de la construction et de la présentation d’un film qui ne sera jamais réalisé, il s’agit d’apporter tous les éléments nécessaires à la conception d’un récit, d’élaborer comme un story-board.
Pour cela tu t’appuies cette fois comme les précédentes, sur des éléments préexistants…
C’est le principe de mon travail, partir d’éléments provenant de différentes sources, qu’il s’agisse des images, des textes, des titres de films. Ces derniers peuvent être liés à une culture « populaire », ou être au contraire plus précis et plus intimes. Confronter ces éléments hétérogènes permet de donner lieu à de nouvelles fictions.
C’est un texte de Joe Brainard « I remember », écrit en 1970 qui a constitué le point de départ de cette exposition.

Peux tu parler de ce texte et de ce qui t’a séduit ?

M.R. : Ce texte est une compilation de souvenirs personnels très éloignés de ma propre expérience, puisqu’il s’agit de l’enfance et de la jeunesse d’un américain dans les années 1950-60. J’en ai emprunté des extraits en jouant sur une ambiguïté par rapport à la notion d’autobiographie, et en posant la question du basculement de l’autobiographie vers l’autofiction… Ce texte ma servi de scénario.

Ce texte est relativement peu connu en France comment l’as tu découvert ?

M.R. : Tout a commencé lorsque j’étais étudiant avec le texte de Georges Pérec « Je me souviens » que l’on présentait comme la construction d’une nouvelle forme littéraire. J’ai été séduit par l’aspect disons « conceptuel » du texte de Perec, par ce côté rigoureux qui en fait presque une méthode pour construire une œuvre, j’ai assez vite établi le lien avec les arts plastiques car cela peut évoquer l’idée des « statements ».

C’est d’autant plus vrai que lorsque le texte de Perec a été monté au théâtre, l’énonciation de cette longue liste de souvenirs et leur banalité apparente mettaient en exergue le côté conceptuel de ce texte et faisaient de la pièce une « performance » au sens où l’on utilise ce mot dans l’art contemporain…

M.R. : J’ai finalement découvert que Perec avait directement emprunté cette structure de narration à Joe Brainard, dont le texte était passé plus inaperçu en Europe, en tout cas en France où il n’a été traduit qu’au milieu des années 1990. J’ai lu ce texte à plusieurs reprises d’abord en anglais, puis en français. Le propos de Brainard est plus intimiste que celui de Pérec, plus politique et social. Puis j’ai découvert que l’artiste et écrivain suisse Nicolas Page avait lui-même écrit sa version de « Je me souviens », une version qui était de l’ordre de l’autoportrait. Ces trois textes m’ont marqué car ils posaient la question du glissement : Comment pouvais-je me les approprier et les faire apparaître dans une exposition pour en tirer une matière encore différente ?

Ton travail est traversé par la notion de fiction, mais celle-ci n’est jamais complètement déroulée… Tu crées les conditions d’une narration sans aller jusqu’à l’écrire, de sorte que l’ensemble fonctionne comme un « piège visuel » …

M.R. : Oui, et j’aime beaucoup cette idée de piège visuel. Comment susciter l’émotion à travers l’œuvre de manière artificielle en faisant appel à des éléments d’emprunts (images et textes). J’utilise des stéréotypes de souvenirs qui ne sont des choses personnelles, cela peut par exemple parler de la disparition. L’essentiel est que chacun puisse s’y projeter. J’aime solliciter le spectateur, l’inviter à construire son propre récit forcément différent du mien, déjouer les ressorts de construction de la narration.

J’aimerais que nous parlions de la peinture au vernis à ongles qui est une des techniques que tu empruntes couramment . On peut d’ailleurs voir quelques tableaux dans l’exposition…

M.R. : Au début c’était une question de timidité vis-à-vis de la peinture, liée à une fascination ou à un fantasme pour cette dernière… Étudiant, j’ai très vite compris que la lourdeur de l’apprentissage technique que cela induit ne me conviendrait pas, et que ce serait un enfermement. Paradoxalement je sais aussi que lorsque l’on parle de ce qui fait œuvre, on en revient toujours à la peinture qui demeure sans doute le medium le plus exigeant mais aussi le plus efficace ! Or j’avais déjà résolu la question de faire de la photo sans appareil ou de la vidéo sans caméra en exploitant des éléments préexistants, mais comment faire de la peinture sans peinture ? Je voulais réaliser des images qui fassent immédiatement œuvre pour le spectateur…
Comme tu le sais, j’aime m’imposer des contraintes formelles et techniques. Je me suis demandé ce qui pouvait constituer un outil de recouvrement qui règle les questions de couleurs. Je trouvais intéressant que le vernis à ongles soit un outil d’embellissement supposé être éphémère alors que paradoxalement c’est ultra résistant…Il y a aussi l’idée du vernis dans la peinture classique…J’ai vite vu que le vernis à ongles offrait un énorme de choix de couleurs et de finitions, et j’ai déplacé cet outil cosmétique et superficiel dans le champ de la peinture…

Cela ne va pas sans contraintes, j’imagine que cela pose un problème d’application : cela sèche relativement vite et cela implique de réaliser des tableaux de petit format…

M.R. : Oui cela induit la rapidité d’exécution et aussi le mélange difficile entre les couleurs. Et puis le recouvrement qui implique des couches multiples est à la limite de l’idée de la croûte, cette épaisseur excessive que je peux éventuellement rejeter dans la peinture…Puisque s’agissant de peinture j’ai une prédilection pour une abstraction très rigoureuse. Là au contraire je peux faire des choses susceptibles de basculer assez facilement dans… disons le mauvais goût, contrairement au reste de mon travail qui joue sur des ressorts plutôt conceptuels ! Quant à la contrainte du format que tu évoques, cela produit un résultat assez précieux, mais aussi un contraste par exemple avec les grands dessins qui permet d’éprouver la résistance de l’image. J’aime en fait toutes les contraintes de l’exercice, c’est pour cela que je ne me suis jamais rapproché de fabricants de vernis à ongles pour acheter des grandes quantités : je préfère acheter les flacons dans le commerce et peindre avec le pinceau du flacon qui n’est évidemment pas un outil performant ou approprié pour poser le vernis sur une toile… La seule chose que je me permets est éventuellement de gratter ou d’essuyer la matière a posteriori.

C’est finalement du même ordre que de choisir de travailler avec « l’étant donné » que constituent les images ou les textes préexistants…

M.R. : Oui c’est un questionnement perpétuel sur le rapport aux choses que l’on vit ou que l’on voit.








Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire